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Un homme de convictions

20.04.2021

Bruno Jaeggi, fondateur de trigon-film, est décédé

Mercredi 14 avril, Bruno Jaeggi s’en est allé. Né le 8 juillet 1942 à Soleure, où il suivit ses études de collège pour les poursuivre à l’université de Bâle entre 1964 et 1969 – durant ces années, il passa deux ans à Paris, entre 1966 et 1968. Dès 1965, il eut une activité de journaliste, dont il fit sa profession à partir de 1969, comme critique de cinéma, mais aussi culturel. Son engagement fut entier, passionné, enthousiaste, pour les cinématographies naissantes dans le monde, également pour le «jeune» cinéma en Europe et en Suisse en particulier. Il fit partie de la commission de programmation du festival de Locarno (de 1972 à 1977) ainsi que du festival de documentaires de Nyon. Cependant, cette implication ne lui semblait pas suffisante. Il enrageait, dans ses compte-rendus des festivals où il se rendait, à propos du manque de courage des distributeurs et des salles suisses, dont les défaillances en terme d’offre diversifiée, étaient, pour lui, inexcusables. C’est donc en toute logique qu’il se lança avec d’autres dans la création et le développement de structures à même de pallier, tout au moins en partie, à ces manques dans la diffusion des films.

Un homme d’action
Comme membre du comité du ciné-club Le Bon Film à Bâle (de 1968 à 1977), il fut le promoteur infatigable d’une extension des programmes et des activités au-delà du cercle des membres du club, afin de proposer des séances publiques ouvertes à tous – pour autant que le cartel des exploitants et des distributeurs régnant alors le permettaient. Il fut ainsi le père spirituel de l’évolution du ciné-club traditionnel vers le Stadtkino Basel qui existe toujours. C’est aussi sous son influence qu’une salle de quartier fut reprise pour devenir une salle d’Art-et-d’essai, gérée par un groupe de cinéphiles. Celui-ci forma le noyau d'un groupe qui gère maintenant plusieurs salles et joue un rôle essentiel dans la culture cinématographique bâloise. Bruno Jaeggi fut aussi membre fondateur de Cinélibre (de 1973 à 1976), qui rassemblait quasiment toutes les salles et les associations de cinéma non-commerciales de Suisse. Tout ceci se faisait en parallèle à une activité journalistique intense. Celle-ci devint plus difficile lorsque le panorama de la presse bâloise changea avec la fusion des deux principaux quotidiens National Zeitung et Basler Nachrichten. La critique cinématographique voyait sa place se réduire toujours un peu plus, poussant Bruno Jaeggi à privilégier une activité de promoteur culturel, comme enseignant tout d’abord dès 1975 à la Volkshochschule Basel, et à partir de 1976, comme formateur à Höheren Wirtschafts-und Verwaltungsschule Basel.

L’Afrique, puis le reste du monde
Bruno Jaeggi avait une autre passion: l’Afrique où il séjourna régulièrement à partir de 1972, en particulier en assistant tous les deux ans au festival panafricain du cinéma de Ouagadougou au Burkina Faso. Et c’est certainement au cours de ces voyages que germa cette idée qui pouvait unir ses deux passions: d’abord favoriser une diffusion des films africains en Suisse en créant une sorte de médiathèque. Il commença par réunir quelques amis critiques ou membres de Cinélibre ou du Bon-Film pour entamer une réflexion. Sa réputation de critique, son enthousiasme communicatif et sa force de conviction emportèrent bien des réserves. C’est ainsi que fut monté une association de soutien à la diffusion des films d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine - car il n’y avait pas que le cinéma africain à être oublié par les distributeurs suisses. Ce fut une période intense où le foisonnement de propositions mena à la création de la Fondation trigon-film dont il fut le premier directeur.

Un homme des défis gagnés
Bruno Jaeggi frappa à toutes les portes pour obtenir le soutien financier et moral, n’acceptant pas les refus, revenant à la charge, assisté d’un comité qu’il avait su convaincre à partager son enthousiasme. Lorsqu’elle fut créée, en 1988, puis quand elle commença à trouver des films, les professionnels de la branche étaient plus que dubitatifs. Dharmaga tongjoguro kan kkadalgun (Pourquoi Bodhi Dharma est-il parti vers l’Orient - Bae Yong-kyun, Corée du Sud, 1989) est présenté à Cannes dans la section Un Certain Regard: le flop total, les sièges claquent des critiques impatients face à ce film contemplatif. Pas Bruno Jaeggi, qui court après le réalisateur pour lui proposer d’acheter son film. Il arrive ensuite à convaincre le directeur du festival de Locarno de l’époque, David Streiff, de présenter malgré tout le film en compétition. Il y fera un triomphe qui se confirmera ensuite dans les salles. Un succès qui suscita le respect dès lors vis-à-vis de trigon-film et de son directeur. Un succès aussi qui en appellera d’autres, tout aussi audacieux.

La sensibilité extraordinaire de Bruno Jaeggi pour le cinéma, et la culture en général, permit au distributeur trigon-film d’acquérir un catalogue fabuleux, d’organiser des événements uniques, tels que ce fameux concert de Nusrat Fateh Ali Khan (chanteur soufi pakistanais de réputation mondiale) à Bâle pour le lancement du film coréen. Lorsqu’il quitta la direction de trigon-film, en 1999, Bruno Jaeggi ne quitta pas tout de suite le cinéma. Il rejoignis le comité de sélection du festival de Fribourg, où il fut le curateur d’un panorama du cinéma arabe prestigieux en 2000. Peut-être d’ailleurs est-ce à cette occasion qu’il décidera d’assouvir une nouvelle passion: le désert où il séjournera dorénavant régulièrement, particulièrement en Tunisie, malgré sa santé déclinante. Il laisse toutefois une œuvre qui se poursuit avec une fondation trigon-film qui continue à diffuser des films que Bruno Jaeggi aurait su apprécier. Bruno, lui, est parti rejoindre les baliseurs qui errent dans le désert.
Martial Knaebel/Walter Ruggle

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